La rumeur

A l’occasion d’un documentaire à voir sur Arte Replay, je vous recommande la lecteur du passionnant essai, très simple à lire, d’Edgar Morin :

Et une synthèse du livre, pour vous donner envie de vous y plonger :

 La Rumeur d’Orléans, d’Edgar Morin.

En mai 1969 naît, se répand et se déploie à Orléans, le bruit qu’un, puis deux, puis six magasins d’habillement féminins du centre de la ville organisent la traite des Blanches. Les jeunes filles seraient droguées par piqûre dans les salons d’essayage, puis déposées dans les caves, d’où elles seraient évacuées de nuit vers des lieux de prostitution exotique. Les magasins incriminés sont tenus par des commerçants juifs.

Il s’agit là d’une rumeur à l’état pur. Pur à double titre : a) il n’y a aucune disparition dans la ville, et plus largement, aucun fait qui puisse servir de point de départ ou d’appui à la rumeur ; b) l’information circule toujours de bouche à oreille, en dehors de la presse, de l’affiche, même du tract ou du graffiti.

Histoire de la rumeur :

Mai 1969 :

Premier stade : l’incubation.

Le fantasme s’est authentifié. On aurait localisé ici ou là des disparitions. La police aurait découvert deux femmes droguées dans les caves de Dorphé un magasin de vêtements et celles-ci auraient été réanimées à l’hôpital. Cela est certifié de source sûre : « La femme d’un policier a dit à sa voisine qui est ma copine que… » ; ou bien : « L’infirmière qui est allée de nuit à l’hôpital pour ranimer les femmes droguées a dit à ma tante que… ». Ainsi le mythe prend la réalité d’une information objective, qui viendrait de la source la plus autorisée, policière ou hospitalière, et qui serait attestée par la triple confiance que l’on peut avoir en la parenté, l’amitié, le voisinage.

Vers le 20 mai 1969 :

Deuxième stade : la propagation.

En même temps qu’il s’est diffusé, le mythe s’est amplifié. Au niveau des adolescentes ou des jeunes filles, le mythe suscitait une frayeur curieuse, un frisson d’aventure ; il commence à déclencher indignation et protection en débordant sur les femmes adultes. Des mères de famille interdisent à leurs filles les boutiques-pièges. En prenant ces mesures de défense, ces femmes responsables authentifient le mythe de leur autorité, et contribuent à propager la rumeur.

En passant de l’adolescente à la femme adulte, en proliférant de Dorphé à cinq autres commerçants, dont quatre juifs, la virtualité antisémite du mythe commence à s’actualiser : « Ah ! ces Juifs ! » Mais, en même temps, le mythe rencontre des réfractaires et des incrédules («  C’est ridicule… c’est pas possible… il y a des vendeuses… »), qui toutefois n’arrivent nullement à lui faire barrage.

29-30-31 mai 1969 :

Troisième stade : la métastase1.

Dès lors, en l’absence de toute répression, une incroyable métastase se produit les 29-30-31 mai. La rumeur devient proliférante. Elle se nourrit de tout et transforme même la plaisanterie des sceptiques en évidence accusatrice. On dit que les boutiques, certaines pourtant distantes les unes des autres de plusieurs centaines de mètres, sont reliées entre elles par des souterrains, lesquels confluent sur un gros collecteur qui débouche sur la Loire où, de nuit, un bateau, voire un sous-marin, vient chercher sa livraison (Lévy assure qu’il a lancé vendredi en blague le thème du sous-marin et que celui-ci est revenu en vérité le samedi).

Les disparitions se multiplient. Mais comment se fait-il que le police, qui est au courant, n’arrête pas les trafiquants ? Poursuit-elle son enquête pour démanteler tout le réseau ? Comment se fait-il que les journaux se taisent ? Est-ce pour ne pas gêner l’enquête ? L’angoisse va chercher et trouver une autre explication. Alors naît et se propage avec une vitesse folle la nouvelle rumeur au sein de la rumeur, qui commence la parasiter et peut-être pourrait la dévorer : les policiers ont été achetés, le préfet a été acheté, la presse a été achetée : par les Juifs. Les pouvoirs officiels sont vendus. Ils sont les instruments du pouvoir occulte qui règne dans les souterrains…

La rumeur court dans tous les sens.

Week-end du 31 mai : tension dans la ville.

Entre le 2 et le 12 juin, se livre un combat décisif entre le bouche-à-oreille et l’article de journal, entre le mythe et les démentis, entre la rumeur et la Polis. Le mythe ne pouvait dès lors que, soit se dégonfler, soit s’enfler jusqu’à en crever ; il devenait en effet de plus en plus impossible de mettre aux ordres d’une traite des Blanches juive les institutions, presque tous les partis politiques, la presse nationale. Vint le moment du refoulement « vaut mieux ne pas parler de tout ça… » et d’une progressive amnésie.

Mi-juin 1969 :

A l’ancienne rumeur se substituent une multiplicité de rumeurs : « Il y a un Allemand là-dessous » (qui serait l’inoculateur2 de l’antisémitisme parce qu’Allemand, donc hitlérien), et on cite le nom de la chaîne commerciale allemande implantée dans la région. « C’est une histoire de gros. » De vieilles gens des classes laborieuses voient dans toute l’affaire comme les retombées de la lutte éternelle que les gros se font sur le dos du petit peuple. « C’est une histoire de commerçants rivaux. » Les gros concurrents des commerçants juifs sont suspectés d’avoir voulu discréditer ces derniers, et parfois même les commerçants juifs sont suspectés d’avoir voulu faire croire qu’ils étaient calomniés pour discréditer leurs rivaux…

D’une façon très générale, la rumeur s’est repliée sur un soupçon insistant, qui s’exprime sous deux formes fatidiques : « on nous cache quelque chose », et surtout « il n’y a pas de fumée sans feu ».

Le « il n’y a pas de fumée sans feu » est le tronc commun de toutes les évidences, de toutes les suppositions, de toutes les nouvelles fermentations. C’est le point de départ des nouvelles proliférations…

1 Une métastase désigne un foyer infectieux ou parasitaire secondaire, formé en un point éloigné du foyer initial, par migration de l’agent responsable (terme de médecine) — par exemple dans le cancer.

2 Celui qui communique, transmet une idée, un sentiment que l’on compare à un virus (vient d’un terme de médecine).

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