Journal du philosophe Roger-Pol Droit, “Entre parenthèses – semaine 9”

 

Imaginer des mondes sans…

Matériel : sans rien

Durée : sans fin

Effet : sans égal

Depuis peu se remarquent des pénuries partielles, éphémères. Il manque ici de la farine, là des yaourts. Ailleurs du gel hydro-alcoolique. On s’habitue à faire sans.

Le confinement a fait découvrir la vie sans écoles, les repas sans restaurants, les films sans cinémas, les soirs sans matches de foot, les déplacements sans avions, etc.

Chacun complétera la liste.

Depuis longtemps, nous connaissions le shampooing sans paraben, les plats sans conservateur, les sirops sans colorant, les bières sans alcool, les pâtes à tartiner sans huile de palme.

Ces moins étaient des plus. Dans ces produits, la soustraction était supposée améliorer – pas forcément le goût ni l’apparence, mais l’innocuité, le respect de la santé ou de l’environnement.

Maintenant, il s’agit de poursuivre. De chercher si, vraiment, moins est mieux. Dans quels cas,  à quelles conditions.

On peut imaginer des mondes où manque quelque chose, définitivement.

Pour commencer facilement, on pourra s’inventer, par exemple, un monde sans fourchette ou sans brosse à dents, un peu différent du nôtre, mais à peine.

Un monde sans table devient déjà plus singulier. Il faudra manger et travailler au sol, ou bien au lit. Encore possible… Des maisons sans portes, des habitats sans murs… Beaucoup moins.

La difficulté s’accroît quand on imagine un monde sans couleurs, une vie en noir et blanc, ou bien, pire encore, un monde sans musiques, sans paroles, sans un bruit.

Parmi ces mondes de cauchemar, on évitera le monde sans sourires, sans orgasmes, sans peaux à toucher.

Rien n’empêche de faire de beaux rêves, d’imaginer des paradis. Celui du monde sans colère, ou du monde sans violence. Ou sans douleur, ou sans tristesse. Ou encore sans argent, sans interdits, sans mélancolie.

Mais vous buterez vite sur des difficultés, en découvrant aussi leurs inconvénients, dès que vous y penserez un peu plus.

Assez vite, vous distinguerez aisément les mondes où un petit manque ne change presque rien (sans tapioca, sans litchis ou sans essence d’eucalyptus…) et ceux où des catastrophes commencent (sans ours polaires, sans éléphants, sans abeilles …).

Enfin, vous tomberez sur des mondes qui donnent, vraiment, du fil à retordre quand on veut discerner s’ils sont mieux, moins bien, ou simplement concevables – par exemple, des mondes sans illusion, sans espoir, sans désir, ou encore sans aucun avenir….

Cette dernière catégorie de mondes est celle dont s’occupe la philosophie.

Si elle vous intéresse, vous ne pourrez plus imaginer le monde sans.

Source : http://rpdroit.com/2020/05/11/entre-parentheses-semaine-9/

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